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Le travail du cuir : une histoire de tradition

Par Mélissa Labonté-Leclerc, archéologue

Le travail du cuir englobe tous les corps de métiers travaillant les peaux animales et le cuir. Cela inclut la préparation et la transformation des peaux ainsi que la confection et l’entretien d’objet en cuir. En Nouvelle-France, les métiers du cuir sont libres et transmis par apprentissage contrairement en France où chaque corps de métier du cuir est régi par les Corporations de métier. Ainsi, en France, chaque étape du traitement des peaux et du cuir correspond à un métier particulier (ex. : talonnier, corroyeur, hongroyeur, peaussier, savetier, ceinturier, etc.). Afin de faciliter l’immigration et le plein emploi, cette subdivision des métiers du cuir n’est pas présente en Nouvelle-France, et encore moins après la conquête. Les métiers du cuir au Québec sont regroupés en deux grandes catégories, soit celle de la transformation des peaux en cuir et celle de la transformation du cuir en produit fini.

La première catégorie comprend les tanneurs et les marchands tanneurs. Ceux-ci s’occupent de préparer et de traiter les peaux d’animaux par procédé de tannage afin de créer des cuirs de qualités et d’épaisseurs variables. Les tanneurs du Québec s’approvisionnent principalement en peaux de mouton et de bœuf par l’entremise des bouchers. Sporadiquement, des particuliers apportaient aux tanneries des peaux de leur propre bétail ou d’animaux chassés.

La seconde catégorie comprend les métiers utilisant le cuir des tanneurs, tels que les cordonniers, les selliers et les bourreliers. Ces artisans produisent et réparent principalement chaussures, selles, harnais de cheval et de chien, colliers de cheval et autres objets. Les artisans du cuir pouvaient culminer plus d’un titre d’emploi; il n’était en effet pas rare que l’on retrouve des artisans qui soient à la fois tanneurs et cordonniers, ou encore des cordonniers-selliers. Ceux qui n’arrivaient pas à vivre exclusivement du travail du cuir occupaient un autre emploi, notamment dans le domaine agricole.

Le travail du cuir est une des plus anciennes industries de la Nouvelle-France. Avant les années 1660, les peaux et les produits finis en cuirs sont majoritairement importés depuis la France. C’est au cours du XVIIe siècle que cette industrie connaît un essor considérable sur le territoire de la Nouvelle-France, notamment avec l’ouverture de la première tannerie en 1668 à Pointe-de-Lévy, face à Québec. Quelques années plus tard, l’industrie du tannage fait ses débuts à Montréal. L’ouverture de tanneries sur tout le territoire québécois s’accélère, même si la majorité des tanneries sont concentrées près des grandes villes.

Jusqu’au début du XVIIIe siècle, le travail des tanneries était régi par des ordonnances émises par l’Intendant de la Nouvelle-France. Ces décrets régulaient entre autres la qualité des produits, mais également l’emplacement des tanneries. Sous décret royal, les tanneries devaient s’établir en périphérie des villes due aux fortes odeurs qui s’y dégageaient. Pour des raisons pratiques, elles devaient également être situées près d’un cours d’eau, comme cette ressource était essentielle dans le processus de travail du cuir. Quant aux fabricants d’objets en cuir, ceux-ci s’établissaient principalement en ville, où la vente de leurs produits avait lieu. Que ce soit en ville, ou à proximité des tanneries, les tanneurs résidaient près de leur atelier ou de leur boutique.

L’apprentissage du travail du cuir est une histoire de famille et de tradition, spécialement chez les tanneurs. Il se fait principalement de père en fils et se consolide par les liens du mariage. La transmission familiale s’étendait aux membres de la famille élargie. Neveux, gendre et cousins pouvaient être choisis comme apprentis par le maître-tanneur de la famille. En plus de l’aide de ces apprentis, il n’était pas rare que la femme du maître-tanneur aide dans la tannerie. Cette proximité familiale dans la passation du savoir entraine à plusieurs endroits un regroupement de tanneurs, cordonnier et autres métiers du cuir dans une même localité. À Québec, les travailleurs du cuir s’établissent le long de la rue Saint-Vallier dans le quartier Saint-Roch. Quant à Montréal, l’un des meilleurs exemples de ce type de regroupement est l’ancien Village-des-Tannerie, aujourd’hui le quartier Saint-Henri situé près de l’échangeur Turcot à Montréal.

Au départ constitué d’une seule tannerie établie en 1686, la Village-des-Tannerie se développe peu à peu d’un simple établissement à un village dont une grande proportion de familles sont associées aux métiers du cuir. Le développement de l’agglomération prit de l’ampleur grâce à Gabriel Lenoir-Rolland, et toute sa descendance au cours du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle. Bon nombre des résidents de l’ancien village sont des descendants des Lenoir-Rolland. Certains y pratiquaient le métier de tanneur, mais également de cordonnier. En 1825, près de 63 % des travailleurs recensés du village des Tanneries sont liés aux métiers du cuir; soit tanneurs, cordonniers ou selliers.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le travail des artisans du cuir était encore principalement artisanal, même après la conquête. Cependant, les nouveaux procédés, la machinerie et l’expansion des voies navigables viennent profondément transformer le travail artisanal en ville; le travail du cuir devient industriel. L’une des premières tanneries industrielles au Québec est la tannerie Moseley & Ricker implantée en 1859 le long du canal Lachine à Saint-Henri, à moins de deux kilomètres du village des Tanneries. Le travail des cordonniers est également bouleversé par l’industrialisation grandissante du métier par l’introduction des machines-outils, l’apparition de la main-d’œuvre non qualifiée et la division du travail. L’introduction du fer et du caoutchouc dans la production des chaussures joue également un rôle dans la transformation de l’industrie du cuir au Québec.

Bien que la production artisanale s’estompe peu à peu dans les grandes villes tout au long du XIXe siècle, le savoir et le travail du cuir traditionnel étaient encore présents durant le dernier quart du XXe siècle dans les petites localités du Québec. Ce savoir-faire transmis de génération en génération et n’ayant peu changé à travers les siècles a permis aux ethnologues de documenter les gestes, les outils ainsi que les procédés de fabrication de divers artisans du cuir, dont des tanneurs et des cordonniers. Cette documentation de ces connaissances permet aux archéologues de mieux interpréter les vestiges archéologiques en lien avec les métiers du cuir ainsi que les outils trouvés.

La thématique « Corps de métier : Travail du cuir » se compose d’artéfacts et écofacts qui témoignent du travail du cuir au Québec. On y retrouve ainsi des outils, des rejets de production et des exemples de produits réalisés par des artisans. Plus de ces témoins archéologiques proviennent de l’ancien Village-des-Tannerie, à Montréal. Bien que les fouilles de ces sites au cours des dernières années ont mis au jour une quantité phénoménale d’artefacts, peu d’outils spécifiques aux tanneries ou du travail du cuir ont été retrouvés. La faible représentation d'outils en lien avec les métiers du cuir par rapport aux objets domestiques s'explique par le fait que les outils sont pour la plupart du temps réalisé en métal et/ou en bois; il s'agit donc de matériaux instables qui traversent difficilement l’épreuve du temps. L’état de conservation de ceux-ci rend le travail d’identification complexe puisque la concrétion des objets peut cacher des éléments diagnostiques importants. De plus, même si les outils des artisans du cuir ne semblent pas avoir évolué à travers les derniers siècles, les formes et la fonction des outils trouvés sont parfois difficiles à établir. Cela est principalement dû au fait que les outils étaient fabriqués manuellement, jusqu’à une certaine époque, par des maîtres-forgerons qui pouvaient certes créer des outils de forme standardisée, mais qui pouvaient également produire des outils personnalisés, adaptés à leur besoin.

Malgré le peu d’objets présentés ici, cette thématique témoigne de l’importance historique du travail du cuir, de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui. Lorsqu’il était possible de le faire, la sélection des objets a été pensée dans l’optique de représenter les diverses étapes de fabrication des objets en cuirs, de la peau au produit fini.

Pour en savoir plus :

Burgess, Joanne. 1977. « L’industrie de la chaussure à Montréal : 1840-1870 — le passage de l’artisanat à la fabrique ». Revue d’histoire de l’Amérique française 31 (2): 187‑210.

Dupont, Jean-Claude, et Jacques Mathieu (dir.). 1981. Les Métiers du cuir. Québec: Les presses de l’Université Laval.

Perrier, Jocelyne. 2000. « Les techniques et le commerce de la tannerie à Montréal au XVIIIe siècle ». Scientia Canadensis 24 (52): 51‑72.

Thivierge, Marîse. 1980. « Les artisans du cuir à Québec (1660-1760) ». Revue d’histoire de l’Amérique française 34 (3): 341‑56.

ARTÉFACTS DE CETTE FAMILLE
Village des Tanneries
« Village des Tanneries, Saint-Henri, près de Montréal, QC, 1859 », tirage sur papier salé, par Alexander Henderson. Numéro d'accession MP-0000.10.95.
Musée McCord, domaine public.
Retailles de cuir
Retailles de cuir provenant du Village-des-Tanneries, après la restauration et l’emballage par le Centre de Conservation du Québec.
CCQ, 2018.
Rayons X de ciseaux
Rayons X de ciseaux provenant du Village-des-Tanneries (BjFj-118-24A15-202), par le Centre de Conservation du Québec.
Michel Élie, CCQ, 2016.