Emballage d'artefacts
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La culture matérielle et ses spécialistes

Par Paul-Gaston L’Anglais, spécialiste en culture matérielle

Quiconque a déjà regardé à la télévision ou sur un ordinateur un documentaire sur l’archéologie a retenu le travail minutieux des archéologues de terrain, accroupis sur le sol, brossant avec un pinceau des fossiles ou un vase ancien sous un soleil brûlant. Sous l’œil intrigué de la caméra et des téléspectateurs, l’archéologue révèle lentement et avec une grande précision ce que la terre ou le sable ont enseveli depuis des siècles ou des millénaires. Le résultat est toujours aussi spectaculaire et émouvant : un vestige matériel du passé se dévoile à nous, et nous pourrons l’extirper du sol pour le manipuler, l’étudier et l’admirer.

Ce travail d’analyse ne se fait généralement pas sur le terrain, mais dans un laboratoire, sous des conditions contrôlées. Et c’est ici qu’entre en scène un ou une archéologue qui a développé une spécialité au cours de ses années de pratique : l’analyse en culture matérielle. D’abord, faisons une mise au point : qu’est-ce que la culture matérielle ? C’est en fait l’expression physique, matérielle, de la culture de groupes humains, qui se dévoile dans les objets et l’architecture que chaque groupe a créés. Dans le cas présent, nous nous contenterons d’examiner un aspect de la culture matérielle : les artéfacts ou objets fabriqués par l’être humain. On parle aussi d’écofacts dans les publications : il s’agit en fait de résidus organiques qui n’ont pas été transformés en objets, comme des restes de boucherie ou des coquilles d’huitre.

Les vestiges architecturaux déterrés par les archéologues de terrain, tels des murs, des voies de circulation en terre battue et des puits, ne viennent jamais seuls. Chaque pelletée de sol retirée renferme des artéfacts de nature, de taille et de dates d’une variété si grande qu’ils exigent l’intervention des spécialistes en culture matérielle afin de les identifier, de les dater et d’en déterminer l’importance dans la compréhension du site sur lequel ils ont été récoltés.

Mais, avant l’intervention des spécialistes en culture matérielle, tous les artéfacts subissent divers traitements de base permettant de faciliter le travail d’analyse. Chaque objet est ensuite identifié par un code numérique, qui indique le site et l’emplacement physique où il a été récolté; de cette manière, il est possible en tout temps de connaitre la provenance de tout artéfact.

Comment expliquer la présence des objets trouvés par les archéologues lors des fouilles ? Voici au moins trois explications possibles. D’abord, tout comme aujourd’hui, nos ancêtres avaient la malchance de perdre de petits objets – pièces de monnaies, bijoux et autres – sans parvenir à les retrouver. Il arrivait aussi qu’ils enterrent des biens dans le sol lors de périodes troubles, à l’époque où les banques et les casiers personnels n’étaient pas disponibles pour y mettre à l’abri des objets de valeur. La raison la plus fréquente demeure toutefois le bris ou l’abandon d’objets, et l’élimination des déchets qui en découle.

Durant des millénaires, les groupes humains ont eu à gérer eux-mêmes les déchets matériels générés par leurs activités domestiques et artisanales, puis industrielles. Au Québec, des tentatives de collectes de déchets organisées ont été faites par les autorités, dans les villes de Québec et de Montréal notamment, mais celles-ci étaient le plus souvent laissées au bon vouloir des citadins. En fait, il faudra attendre le début des années 1900 avant que les collectes ne soient prises en charge par les municipalités.

Avant le XXe siècle, les déchets étaient gérés de manière désordonnée. Les moindres dénivellations naturelles ou creusées dans les terrains, les cours d’eau, les pieds de falaise, les fosses de latrines, les puits contaminés et même les vides sanitaires des maisons étaient exploités et remplis de déchets de toutes sortes. Une fois comblés, ces lieux étaient délaissés et parfois couverts de terre. Empuantis par des effluves de décomposition organique et infestés de vermine, ces amoncellements sont devenus ensuite des caches aux trésors pour les archéologues.

Et pourquoi donc ces amas anciens de déchets de céramique, de verre et de métal sont-ils prisés à ce point par les archéologues ? C’est parce qu’ils sont porteurs d’une quantité impressionnante d’informations pour comprendre le passé et les modes de vie des gens qui ont acquis, utilisé puis jeté ces objets.

Prenons à titre d’exemple un matériau fréquemment retrouvé sur les sites archéologiques en raison de sa pérennité : la céramique. Depuis les premières fouilles archéologiques organisées à la fin du 18e siècle en Europe, de nombreuses typologies sur la céramique ont été réalisées par les chercheurs et chercheuses : celles-ci ont permis de déterminer la région et les dates de production, ainsi que la fonction des pièces, et ce, à partir de leurs caractéristiques formelles et morphologiques (apparence). Les techniques de fabrication et de décoration sont aussi classifiées. De nos jours, de nouvelles techniques analytiques sont mises à contribution, les plus en vogue étant les analyses physicochimiques, pour connaitre la composition chimique de la pâte et de la glaçure, et l’analyse au carbone 14, pour dater l’objet à partir des résidus de carbone encore présents.

Vu les milliers de types de céramique et de matériaux divers définis par les archéologues œuvrant sur différentes périodes et dans le monde entier, on ne peut s’attendre à ce qu’une personne les connaisse tous ! C’est pourquoi il est nécessaire que chaque chercheur ou chercheuse en culture matérielle développe une spécialité, qui repose le plus souvent sur une culture spécifique et sur une période temporelle. Au Québec, les spécialistes peuvent choisir entre deux cultures très différentes : la culture autochtone et la culture euroaméricaine. La première est très ancienne et son apparition sur le territoire québécois remonte à 12 000 ans avant aujourd’hui. Quant aux Européens, leur date d’arrivée au Québec est bien connue grâce aux documents anciens : Jacques Cartier a mis pied à terre à Gaspé en 1534 afin de prendre le territoire au nom du roi de France, François 1er

Et en quoi consiste exactement le travail des spécialistes en culture matérielle ? Nous avons mentionné précédemment que les artéfacts, une fois extirpés du sol, sont transportés en laboratoire pour être nettoyés et numérotés. C’est à la suite de ces étapes de travail que le ou la spécialiste intervient. Sa première tâche consiste à inventorier tous les artéfacts récoltés dans chacune des unités archéologiques fouillées sur un site. Ce travail, qui se fait maintenant sur une fiche informatisée, permet de classer et de consigner les artéfacts selon leur matériau – céramique, verre, métal, matériau organique et matériau inorganique –, puis de l’attribuer à un type et à une période donnée. Il fait appel à la mémoire et à l’expérience accumulée du spécialiste, à savoir sur quel site ou dans quel livre il a déjà examiné un artéfact similaire. Et c’est grâce à l’examen de l’ensemble des artéfacts d’une unité archéologique – un assemblage, dans le jargon – que le spécialiste peut avancer une datation pour cette unité.

Sur le terrain, les archéologues sont en mesure de dater de manière relative les couches de sol fouillées selon des principes de dépôt des sols empruntés à la géologie. Au laboratoire, les spécialistes seront en mesure d’apposer à ces couches une datation absolue. Les spécialistes préhistoriens du matériel autochtone inscrivent les artéfacts dans de longues périodes temporelles couvrant chacune quelques milliers d’années et pouvant être divisées en périodes, comme le Sylvicole inférieur, moyen ou supérieur, par exemple. Les archéologues de la période historique ont quant à eux la chance d’inscrire leurs artéfacts dans des laps de temps réduits, par exemple le deuxième quart du 18e siècle (1725 à 1750). Quant aux pièces de monnaie, elles permettent de proposer une datation post quem : la couche de sol qui a livré une pièce de monnaie frappée en 1837 ne peut ainsi être que postérieure à cette date.

Une fois l’inventaire des artéfacts complété pour l’ensemble du site, le spécialiste procède au catalogage de certains objets. Il s’agit d’une opération à la fois subjective et objective, basée sur divers critères appliqués aux objets découverts sur un site de fouilles : l’objet est entier ou suffisamment complet pour que l’on devine aisément sa forme, l’objet est rare, l’objet est en mauvais état de conservation et il doit être stabilisé pour éviter qu’il ne se détériore davantage, etc. Pour la période paléohistorique, le catalogage se fait différemment et répond à d’autres critères : tous les objets (par lot ou individualisés) sont catalogués et se voient attribuer un numéro.

Le catalogage permet d’isoler des objets de la collection en leur attribuant un numéro. Cette opération permet aussi de regrouper tous les fragments qui pourraient appartenir à chaque objet, lorsque celui-ci a été brisé avant l’intervention des archéologues. Le remontage des objets est une des activités les plus plaisantes, et elle met à l’épreuve la patience et la mémoire visuelle du spécialiste.

Une fois l’objet remonté, le spécialiste procède à des recherches approfondies sur ce dernier. Son but est de documenter le plus précisément l’objet en tentant de répondre à des questions de base telles que : Où, quand et comment l’objet a-t-il été fabriqué et décoré ? À quoi servait-il ? A-t-il été altéré durant son utilisation ? Quelle était sa valeur monétaire lors de son acquisition ? Et pourquoi a-t-il été jeté ? Les réponses à toutes ces questions se trouvent le plus souvent dans des thèses, des monographies et des livres écrits par d’autres chercheurs et chercheuses. Toutefois, depuis les années 2000, le Web est une source prisée d’informations : musées, antiquaires et collectionneurs y affichent leurs collections avec moult détails et photographies – c’est d’ailleurs la mission d’Archeolab au regard des collections nationales du Québec. Grâce à ces multiples sources, les spécialistes en culture matérielle sont à même de mieux saisir la vie des artéfacts et, ultimement, celle de l’individu qui l’a acquis, utilisé et jeté. Car voilà le but ultime de toute recherche archéologique : comprendre la vie des individus, des familles et des groupes sociaux du passé à partir des artéfacts qu’ils ont laissés derrière eux lors de leur passage sur terre.

Nettoyage d’artefacts au Laboratoire et Réserve d’archéologie du Québec
Nettoyage d’artefacts au Laboratoire et Réserve d’archéologie du Québec
© Pointe-à-Callière, photo Rachel Archambault, 2022
Saucière en creamware, composée de plusieurs fragments
Saucière en creamware, composée de plusieurs fragments
Laboratoire et Réserve d’archéologie du Québec
© Pointe-à-Callière, photo Rachel Archambault, 2022
Collection de référence d’objets en terre cuite grossière
Collection de référence d’objets en terre cuite grossière
Laboratoire et Réserve d’archéologie du Québec
© Pointe-à-Callière, photo Rachel Archambault, 2022
Collection de référence de matériaux lithiques
Collection de référence de matériaux lithiques
Laboratoire et Réserve d’archéologie du Québec
© Pointe-à-Callière, photo Rachel Archambault, 2022
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